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[Exclu TF] : Romain Molina secoue le football tunisien

Journaliste sportif de 27 ans, l’homme que nous avons rencontré se décrit comme un auteur indépendant, adorant raconter des histoires et se trouve être également un passionné de basket. Il a également travaillé pour le New York Times, CNN ou encore France Football et anime des conférences dans différentes universités et organisations footballistiques notamment en Amérique du sud.

Auteur de plusieurs ouvrages à succès dont notamment le « Galère Football Club » (2015) où on note la présence de Bilel Mohsni, la biographie autorisée de l’entraîneur espagnol Unai Emery « El Maestro » (2017) et de l’attaquant Edinson Cavani « El Matador » ou encore dernièrement « La Mano Negra » (2018) publiée en novembre dernier. Retour en exclusivité pour Tunisie-Foot avec celui qui a révélé le fiasco de la Super Coupe au grand public et qui prépare actuellement une émission intitulé « Les dessous du Foot » composée en 2 parties dont le premier numéro sera consacré au football tunisien !

Livres Romain Molina

TF : Bonjour Romain , peux-tu te présenter rapidement aux Tfistes qui ne te connaîtraient pas encore ?

RM : Bonjour à tous ! Je m’appelle donc Romain. Je suis un Isérois ayant vécu en Angleterre, Ecosse et désormais en Andalousie. Je ne sais pas trop comment me définir professionnellement, mais disons que je suis un auteur indépendant. J’ai publié cinq livres, certains étant traduits en Amérique du Sud, en Espagne, en Angleterre et bientôt en Russie, tout en ayant réalisé des articles/enquêtes pour CNN ou le New York Times. J’ai aussi une chaîne Youtube où je réalise diverses vidéos autour du football et toutes ses composantes ; économiques, géopolitiques, historiques, dérives. Et je suis également basketteur à un niveau semi-pro.

TF : Tu est un peu un « globe-conteur », qu’est-ce qui t’a fait atterrir justement sur le football Tunisien ?

RM : Bonne question ! Cela fait trois mois maintenant que j’ai commencé à bosser le sujet. Pourquoi en particulier la Tunisie, c’est pour diverses raisons. D’une, je m’intéresse à quantité de pays et de zones géographiques (j’ai même assisté à un Corée du Nord – Hong Kong pour situer le truc!) et je n’avais jamais vraiment traité le Maghreb, ce qui m’ennuyait. Or, j’avais déjà pas mal échangé avec des anciens internationaux et quelques copains tunisiens… On me parlait un peu de tout ce qui se passait, et j’avais envie d’aller plus loin ; la vraie raison aussi, c’est que je trouvais ce football surprenant, plus un football de club que de sélection, en opposition à l’Algérie par exemple. Je voulais lancer l’émission « Les Dessous du Foot », avec une approche pluridisciplinaire pour traiter du football, inspirée du regretté Jean-Christophe Victor, le fondateur du Dessous des Cartes. Ça me paraissait idéal, avec deux parties : une entrée historico-culturelle, surtout pour les gens n’ayant aucune idée de ce qu’est la Tunisie à part pour des vacances pas chères, et ensuite la gangrène pourrissant ce beau football.

TF : Pourquoi et comment as- tu réussi à révéler le fiasco de cette Super Coupe de Tunisie ?

RM : Bon, ce n’était pas très compliqué honnêtement. Je connaissais des gens ayant traité avec Oravi dans le passé, donc ça aidait. Ce qui a déclenché la chose, c’est le fait qu’ils délocalisent la compétition au Qatar ; et déjà, que la Super Coupe fasse son retour, mais c’est un autre débat. Je m’aperçois rapidement que cette société dite monégasque n’existe pas à Monaco. Il suffit d’aller sur le site officiel d’Oravi pour comprendre qu’on a un très beau produit, qu’on l’a bien emballé mais qu’il n’y a rien de concret. J’apprends en janvier qu’ils cherchent des sponsors et qu’ils ont débuté des pourparlers pour organiser le match en contactant…Aspire ! ASPIRE ! C’est-à-dire qu’ils ne se sont pas adressé aux bonnes personnes au Qatar. Qu’est-ce que Aspire, le projet global du football au Qatar notamment pour former les jeunes, va faire pour la Super Coupe de Tunisie, franchement ? Donc là, je me dis : « Bon, il y a vraiment souci. » Je fais appel à mes contacts pour voir qui se cache derrière cette société, et quelle ne fut pas ma surprise quand on s’est aperçu que Oravi World n’existe pas légalement. Il n’y a rien à Monaco, rien au Qatar à ce moment. Donc là… Tu as en gros signé un contrat avec une société fantôme pour une compétition devant se jouer au Qatar alors qu’en prime, les gens au Qatar n’étaient pas au courant ! Ils ont donné leur accord mi-janvier bordel ! Mais rien qu’avec ça, c’est inimaginable de ne pas démissionner, c’est une honte pour l’ensemble du football tunisien. Donc deux choses : soit tu es un amateur, soit il y a une anguille sous roche quelque part. Trois jours après ma vidéo, le bon docteur comme je l’appelle s’invite à Dimanche Sport alors que ce n’était pas prévu, avec une des personnes d’Oravi, Lamria Hadji. C’était incroyable, un genre de sketch, où ils arrivent à se contredire en direct. Plusieurs copains en Tunisie m’ont dit qu’ils n’ont jamais vu le président de la FTF dans un tel état. Mais le plus savoureux arrive. Je rappelle qu’au lendemain de ma vidéo, on m’a traité de menteur et la FTF a publié des documents d’une autre société ; c’était déjà plus Oravi World de Monaco comme annoncé fièrement en décembre – donc il y avait tromperie sur la marchandise, mais passons. Moins d’une semaine après m’avoir accusé de mensonge, la FTF rompt le contrat avec Oravi et annonce des poursuites judiciaires ! C’est incroyable quand même.

Toute la difficulté de mon job, c’est de savoir délimiter ce qui est vrai et ce qui est faux

En fin de compte, ce dossier de la Super Coupe n’est pas difficile à comprendre. Entre les dates, les divers noms de sociétés, le fait que Oravi a vraiment crée des structures ces dernières semaines au Qatar… C’est un joyeux bordel, et on prend les Tunisiens pour des cons. Après, toute la difficulté de mon job, c’est de savoir délimiter ce qui est vrai et ce qui est faux. J’ai même parlé avec les gens d’Oravi ; ce serait marrant qu’ils racontent vraiment les arrangements prévus d’ailleurs, et comment ils sont arrivés là. Je rappelle que Lamria est rentré dans le cercle du « Good Doctor » par l’intermédiaire de Souheil Turki, qui l’a présenté notamment à une journaliste très importante dans la vie de M. Jarii. C’est marrant quand même, faudrait se demander pourquoi et qui sont ces gens pour notre bon docteur.

TF : Simple négligence ou réel preuve d’amateurisme ?

RM : (Rires) Je vais te raconter une anecdote pour te montrer à quel point cette affaire est surréaliste. Le trophée de la Super Coupe, il n’était pas fini à 48 heures de l’événement. Et le prix fixé pour cette Coupe, c’était délirant, mais délirant. Je ne sais pas si la Fédération et Oravi ont réclamé du véritable or avec des diamants, mais tu m’expliques comment qu’un trophée peut coûter plus de 30 000 euros ? Allez, en étant gentil, un trophée à fabriquer comme ça vaut 20 000 dinars, et je suis GENTIL. Donc, comment on explique ce prix ? Comment ?

Il reste également beaucoup de question en suspens :

  • Pour quelles raisons la FTF avait-elle signé avec Oravi World ?
  • Pourquoi la FTF avait besoin de réclamer autant d’argent pour un match pareil ? Car ce n’était pas gratuit, hein. En quoi la FTF doit récolter autant d’argent ?
  • Pourquoi aucun appel d’offre n’a été fait ?
  • Pourquoi ce contrat n’a été enregistré nulle part ? Cela a été confirmé par « The Good Doctor » à Dimanche Sport d’ailleurs. Donc, on est dans l’illégalité, mais ça va visiblement, hein, pourquoi déclencher une vraie enquête, c’est vrai ça.
  • Pourquoi Oravi World n’a pas payé la FTF ? Je rappelle que dans tous les contrats de ce genre, une partie de la somme totale doit être versée après signature du contrat. Ils ont signé en décembre, il n’y a rien eu de versé à la FTF et cette dernière ne dit rien, hormis quand elle se fait prendre la main dans le sac ?
  • Qui va rembourser tous les préparatifs dépensés dans un hôtel à Doha ?

« Organiser la Super Coupe au Qatar est logique vis-à-vis de la politique des deux pays depuis des années »

TF : Finalement cette Super Coupe est maintenue au Qatar. Tu en penses quoi ?

RM : Organiser la Super Coupe au Qatar est logique vis-à-vis de la politique des deux pays depuis des années. Il n’y a pas vraiment de surprise. Je le dis souvent, mais le football est étroitement lié à la politique – pas en Tunisie qu’on va me dire le contraire -, et à la géopolitique. J’en parlais récemment avec le Docteur Mahfoud Amara, professeur à l’Université de Doha et auteur de divers ouvrages sur le sujet, et il m’a dit tout simplement : « The key in football is geopolitics. » Bon, ça a le mérite d’être clair : pour les têtes pensantes au Qatar, c’est une affaire géopolitique, et encore plus maintenant vu la situation dans la Péninsule Arabique et le « blocus » infligé au Qatar par l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Emirats et l’Egypte. Il est vital pour le Qatar d’avoir des alliés, et la Tunisie en fait partie. Les accords entre les gouvernements se prolongent dans le football, la discipline la plus médiatisée au monde. Pour la symbolique, c’est très fort, et le Qatar souhaite en plus organiser des événements foot avant le Mondial 2022. Dans l’autre sens, vu l’état économique de la Tunisie, ce n’est pas de refus l’aide qatari. Je rappelle quand même que le diffuseur (Al Kass) et l’un des sponsors les plus importants du football tunisien (Ooredoo) sont qataris. Rappelons-nous aussi où la sélection s’est préparée avant le dernier Mondial : Qatar. Donc, il n’y a rien d’exceptionnel. C’est même logique, c’est la continuité. Il ne faut pas croire que The Good Doctor a fait la différence de par son programme pour la Super Coupe, non : c’est tout simplement des accords entre deux pays, qui se voient aussi dans le football. Petit aparté sinon, mais il faudra m’expliquer à quoi rime une Super Coupe avec une équipe n’ayant pas gagné la Coupe, pas plus qu’elle n’a pas fini finaliste ou deuxième du championnat. On a le don d’inventer des concepts dans le football tunisien.

TF : Que peut-on attendre des « dessous du foot » Tunisien ?

RM : Pour les Tunisiens, c’est surtout la seconde partie qui va les intéresser, celle sur cette gangrène. Pour les autres, il était, à mes yeux, nécessaire d’introduire le sujet culturellement et historiquement. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais vous pouvez être fiers de votre histoire bordel. Vraiment fier même.

La Tunisie me rappelle énormément l’Argentine !

TF : Peux-tu nous en dire plus concernant la partie 2 ?

RM : Je ne vais pas tout dévoiler, surtout que je suis en cours d’écriture. Je ne suis pas là pour dire « c’est la faute de tel club ou telle personne », non. Ce que les gens doivent comprendre, c’est qu’il s’agit d’un système tout entier, évidemment lié à la politique. Regardons le cas de Slim Riahi au Club Africain. C’est avant tout dans un but d’ascension politique, sans compter que sa gestion a entraîné une incroyable inflation sur le marché tunisien. À l’époque avec Slim Chiboub aussi, même si ce personnage, il est assez fascinant car tu entends ABSOLUMENT tout ce qui est possible sur lui. Tu as l’impression que c’est la réincarnation de Satan, et pour d’autres, c’est un ange venu du ciel. Néanmoins, il y a une vraie omerta autour de lui et de ses actions. Je dirais simplement deux choses sur lui : premièrement, c’était un homme qui savait bâtir une équipe, et l’Espérance de cette époque n’a rien à voir avec la formation d’aujourd’hui. Deuxièmement, il était effectivement capable d’utiliser de toutes les filouteries pour gagner, notamment de par ses liens privilégiés avec le pouvoir. Cela dit, on va tout de suite tempérer, ce n’était pas comme l’un des fils de Saddam Hussein, Uday, qui a réellement torturé des dizaines de footballeurs – notamment de l’équipe nationale. Mais évidemment, tout commence par Chiboub, cette face politique/foot, et on a la continuité aujourd’hui, avec une sacrée toile d’araignée et des liens médiatiques, industriels et dans plein de clubs. Il y a beaucoup de gens profitant d’une corruption généralisée. J’espère que les gens sont au courant que certains joueurs vont en sélection jeune car des personnes demandent de l’argent ou des services en retour. Ça, c’est ce qui se passait en Algérie ou au Maroc au tournant des années 2000. On est en 2019, et la Tunisie en est là bordel.
Et pour finir, j’aimerais rendre un petit hommage à Mohamed Ali Akid, le buteur de Sfax, assassiné et non abattu malencontreusement par la foudre alors qu’il était en Arabie saoudite. Une pensée pour lui et sa famille.

TF : Politique et football sont liés pour toi ?

RM : Bien sûr, et dans tous les pays quasiment. Regarde la Chine qui a développé une véritable politique footballistique dans un programme jusqu’en 2050 pour le centenaire du Parti Communiste chinois. Au Xinjiang actuellement, la population musulmane, les Ouïgour, sont brimés, placés dans des camps de rééducation, sans compter leurs droits souvent spoilés. Bon, ça n’avait pas l’air d’émouvoir le prince d’Arabie saoudite lors de sa visite en Chine récemment, mais c’est un autre débat. Bref, le Parti Communiste chinois mise notamment sur l’implantation du football en masse au Xinjiang afin justement de développer un sentiment pro chinois chez la population ouïgour. Ça te montre la puissance politique du football. En Tunisie, évidemment que le bon docteur tient grâce à ses soutiens politiques, comme ceux du parti Ennadha, lui-même proche du Qatar d’ailleurs. Il tient aussi car il bénéficie de la faiblesse du gouvernement tunisien… Au passage, je n’ai rien personnellement contre M. Jarii, loin de là. C’est juste l’un des symboles d’un football tunisien qui tourne malheureusement plus au tragique et aux intérêts personnels qu’autre chose.

TF : Que faut-il au football Tunisien pour qu’il aille mieux alors ?

RM : Tu peux déjà parler de la Tunisie en général je pense…. Sinon, j’ai remarqué que tout le monde parle en Tunisie, tout le monde dit vouloir dénoncer, mais dès qu’il faut aller plus loin, il n’y a plus personne ou presque. En même temps, il y a tellement de gens mouillés… Pour le reste, la FTF ne respecte même pas ses propres règlements, donc il y a déjà un souci. La plupart des joueurs du championnat sont exploités. On ne les paye pas pendant des mois, et si le joueur a une offre, on lui demande de signer un papier disant que le club ne lui doit rien… Si ce n’est pas du chantage, il faudra m’expliquer ce que c’est et pourquoi la fédération ne fait rien. Je rappelle que certains joueurs n’ont parfois plus de quoi se loger. On en est là aujourd’hui, mais continuons de fermer les yeux. Derrière les gros clubs, t’as aussi tous les autres et ces joueurs qui essayent de vivre de leur passion, et qu’on exploite sans aucune honte.

TF : Peux-tu nous citer un autre cas concret ?

RM : On pourrait se demander pourquoi les joueurs tunisiens ayant disputé la Coupe du Monde 2018 ont dû parfois acheter les places pour leur famille alors que chaque sélection et chaque sélectionné a des places allouées/données par la FIFA. Elles sont passées où ? Pourquoi le Maroc avait des places et la Tunisie non ? Elles sont passées où messieurs de la FTF ? C’est fou, même pour des histoires pareilles – on parle quand même des papas et des mamans des joueurs -, on a un souci.

Les gens s’attendent à ce que je dise : tel club ou tel club a truqué tel match, mais ils se trompent complètement !

TF : La suite ?

RM : L’épisode 2 ! Mais je vais préciser deux, trois choses. Premièrement, les gens me bassinant avec « ON VEUT DES DOCUMENTS » alors que j’en ai sorti pas mal sur Oravi et les correspondances entre la FTF et son homologue au Qatar, je vais leur répondre quelque chose : vous croyez sincèrement que lorsqu’une opération illégale se passe, admettons un achat d’arbitre, il y a un document ? Non mais sérieusement, les gens ne sont pas débiles. Je rappelle que la divulgation des scandales de matchs truqués en France ou en Italie a été rendue possible grâce à des écoutes téléphoniques. Si les mecs n’avaient pas été mis sur écoute, tu n’aurais rien eu car quand tu passes de l’argent cash ou que tu obtiens un service en échange admettons d’un arbitrage spécial, il n’y a pas de trace. C’est pour ça que c’est compliqué, et qu’il faut prendre de la hauteur et beaucoup de temps et de témoins pour aller plus loin, afin que ce soit impartial – sans compter les menteurs, les affabulateurs, les gens agissant avec intérêt… Maintenant, on va être honnête, c’est une parodie le football tunisien. J’ai un copain, il me dit avant chaque journée les résultats et il a toujours raison. Il y a tellement d’intérêts derrière, de gens à qui faire plaisir… Franchement, au lieu de faire une fixette sur tel ou tel club, sur l’Espérance ou le CA, vous êtes vraiment contents de l’état du football tunisien ? De ce qui se passe dans les stades et sur le terrain ? C’est une tragédie. Sinon, je sais que des gros médias étrangers ont démarré une enquête, qu’il y a eu des plaintes déposées en Tunisie et auprès des instances… Donc on va voir. Ce n’est pas entre mes mains. Je n’ai pas vocation à détruire quoi que ce soit.

TF : Le mot de la fin, pour conclure.

RM : Franchement, il y a plus de trois mois, quand j’ai débuté, je ne pensais pas que ça allait être passionnant de suivre le football tunisien à ce point. Triste aussi évidemment vu ce qui se passe, mais on va rester sur le passionnant, sur cette incroyable passion habitant les fans tunisiens. Donc le mot de la fin, il est simple : soyez patients, et vive le football tunisien, le vrai, pas celui pris en otage par certains.

ahmedou

TFistement TFiste. Tunisie-Foot, la référence du football tunisien depuis 1998.

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