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C’est ce chef d’Etat bien disposé à l’égard des Arabes et des musulmans que le bey de Tunis Sadok Pacha rencontre à Alger à l’occasion de la visite de l’Empereur et de l’Impératrice Eugénie les 17, 18 et 19 septembre 1860. A l’époque, la régence de Tunis était en pleine réforme institutionnelle. En 1857, la Charte des droits des sujets du bey et des résidents étrangers (‘Ahd al Amân ou Pacte fondamental) était promulguée. Des conseils consultatifs étaient créés, des institutions administratives et judiciaires mises en place. La municipalité de Tunis est créée en 1858. On préparait aussi la promulgation d’une constitution, la première du genre dans le monde musulman. Les représentants diplomatiques de puissances européennes (principalement la France et la Grande-Bretagne) jouaient, en la matière, un rôle de première importance et non dénué d’ambiguïté. Le Consul de France Léon Roches (1855-1863), soucieux de préserver la prééminence de son gouvernement auprès du Bardo et de montrer la puissance de la France devenue la voisine directe de la Tunisie, conseilla ainsi au bey de se rendre à Alger afin de saluer l’Empereur et de lui remettre la primeur de la constitution. La proposition fut accueillie favorablement et Sadok Bey embarqua pour l’Algérie accompagné du Premier ministre Mustapha Khaznadar, de Mustapha Agha, ministre de la guerre, du général Husseïn, de Mohamed Baccouche, secrétaire du Premier ministre et d’Elias Mussali, premier interprète, conseiller aux affaires étrangères. Bien entendu, Léon Roches était du voyage. Au cours du dîner, organisé au Palais d’hiver, le Bey de Tunis, nous dit l’historien René Pillorget, porta un toast en disant sa fierté d’être le premier souverain musulman reçu par l’Empereur des Français et celui-ci dans sa réponse l’appela son «grand et bon allié». Le lendemain, Napoléon III et Sadok assistèrent à la revue des troupes. Lors de cette visite, on procéda, comme de coutume, à un échange de cadeaux et de décorations. A l’occasion de la remise du texte de la constitution, l’Empereur rendit hommage à l’engagement réformiste du monarque tunisien. Les relations entre les deux familles régnantes allaient encore prendre une forme protocolaire au moins à deux reprises. En 1861, le prince Napoléon, cousin germain de l’Empereur, vint à Tunis saluer le bey Sadok et s’entretenir avec lui de la politique régionale. Il semble que, lors d’un échange autour du thème de l’autonomie tunisienne par rapport à Istanbul, il fut même question d’un surprenant projet d’annexion de la Tripolitaine avec l’appui, souhaité par le Bardo, de la France. Mais la véracité de cet étrange épisode reste à prouver. En juin 1865, à l’occasion du deuxième séjour de l’Empereur en Algérie, le prince Taïeb, frère du Bey, se rendit à Bône pour lui présenter ses hommages.
Tout cela confirmait, aux yeux de tous, l’excellence des rapports entre l’Etat tunisien et la France du Second Empire. Celle-ci, comme celle de la Monarchie de juillet, lorsque Louis-Philippe, en 1846, reçut Ahmed Pacha Bey avec tous les honneurs réservés aux souverains (Leaders, septembre 2016), flattait certes l’amour-propre d’une dynastie dont elle appréciait qu’elle cherchât avec un certain succès à se détacher de la Sublime Porte et, par conséquent, à entrer immanquablement dans sa mouvance africaine. Mais l’Empereur rendait aussi hommage à l’effort tunisien pour accéder à la modernité politique. Sadok Bey venait en effet à Alger saluer son illustre et puissant voisin mais il lui accordait aussi le privilège de lui remettre, avant même sa promulgation, le texte de la constitution (Qanûn). A l’égard de la Tunisie, voisine d’une Algérie dont le sort des populations indigènes le préoccupait au plus haut point, l’Empereur, attaché au principe des nationalités, respectueux de la culture arabe et musulmane, ne pouvait qu’avoir de la sympathie pour cet Etat beylical qui défendait avec une constance parfois pathétique son autonomie politique et son identité tunisienne. La chaleur de l’accueil qu’il réserva à Sadok Pacha Bey et que l’historiographie n’appréhende le plus souvent que comme une défense étroite des intérêts français en Afrique du nord, doit être, pensons-nous, appréciée aussi de ce point de vue.
Ce moment privilégié dans les relations franco-tunisiennes fut d’autant plus mémorable qu’en ces années 1860, le gouvernement impérial, comme l’a bien montré l’historien Jean Ganiage, ne songeait guère à annexer la régence. Et même, plus tard, lors de la grande insurrection, dite de Ben Ghedahem, qui embrasa le pays en 1864, ou encore lors des grandes difficultés politiques et financières de l’Etat beylical en 1867-68, l’idée d’une occupation française, proposée par les consuls, fut nettement repoussée. Le Second Empire a fait, au contraire, tous ses efforts pour soutenir le trône husseïnite. Jusqu’en 1870, le gouvernement impérial adoptera à l’égard de la petite voisine de l’Algérie une politique qui, jamais, ne fut agressive en dépit des pressions des milieux financiers auprès desquels l’Etat tunisien, pris à la gorge, avait contracté des prêts ruineux. J. Ganiage ajoute: «Aucune étude militaire sur le terrain n’était venue préparer les étapes d’un mouvement offensif. (…) En 1867, le ministre de la guerre, le maréchal Randon, ancien gouverneur général de l’Algérie, traduisait cette opinion dans une note sur la question de la frontière tunisienne où il concluait au statu quo». Cette doctrine du statu quo, inaugurée sous la Monarchie de juillet, visait à empêcher toute intervention du gouvernement ottoman dans la régence de Tunis et, simultanément, à ne pas susciter, par une opération militaire en Tunisie, toujours juridiquement vassale de Stamboul, l’ire non seulement des Turcs mais aussi des autres puissances européennes en compétition avec Paris. Cette fermeté dans l’option de non-intervention armée fut d’autant plus méritoire que le gouvernement français était non seulement soumis aux pressions des créanciers de l’Etat tunisien, très influents au Quai d’Orsay mais qu’il était aussi, à ce moment crucial, très mal assisté par un consul comme de Beauval (1863-1865). Des historiens spécialistes de la période, dont Marcel Emerit, considèrent que ce diplomate fut réellement un trublion, persuadé, en raison de son amitié avec Madame Cornu, amie d’enfance de l’Empereur, qu’il avait les coudées franches. Il joua en 1864 un rôle dangereux par des contacts intempestifs avec les insurgés sans en référer à ses supérieurs. Même Léon Roches, malgré sa connaissance des hommes et des choses de l’Orient musulman, malgré son rôle dans l’organisation du voyage de Sadok à Alger, a commis bien des imprudences habilement exploitées par son rival, le consul anglais Richard Wood.