Comment Tunis a détrôné Kairouan
Dominique Valérian dans collections 70
daté janvier-mars 2016 -
Durant la conquête arabe, Carthage est détruite pour la troisième fois. C'est un camp militaire, Kairouan, qui devient l'un des plus brillants foyers de la culture islamique. Jusqu'au XIe siècle, la nouvelle Tunis n'est que la deuxième ville de la région.
Dernier bastion de la résistance byzantine à la conquête arabe, Carthage tombe en 698. Pour la troisième fois, la cité est détruite. Elle ne se relèvera pas, même si ses vestiges émerveillèrent les géographes arabes tout au long du Moyen Age. Depuis 670, les nouveaux maîtres du pays, qui prend le nom d'Ifriqiya (hérité de l'Africa antique), sont installés à Kairouan, une ville fondée plus au sud. Désormais, c'est elle qui, durant plus de quatre cents ans, va conduire les destinées du pays.
La décision d'abandonner Carthage et de fonder une nouvelle capitale tient en partie à la volonté de marquer une rupture par rapport à la domination byzantino-chrétienne. Mais pourquoi avoir choisi Kairouan, si éloignée de la mer ?
EN RETRAIT DE LA MÉDITERRANÉE
Les Arabes mènent leurs premiers raids vers le Maghreb en 647. Mais, loin de leur base égyptienne, la progression est longue et difficile. Ils doivent faire face à la résistance des armées byzantines et surtout à celle des populations berbères, notamment dans les bastions montagneux de l'Ouest où les armées arabes subissent plusieurs défaites qui les obligent à se replier. La dynastie des Omeyyades, une fois son califat établi à Damas en 661, relance les entreprises avec plus d'ampleur. Le calife Muawiya nomme à la tête de l'armée Oqba ibn Nafi qui, en 670, décide de fonder une ville-camp pour accueillir une armée permanente : Kairouan (de l'arabe Qayrawan, « camp-garnison »).
La fondation est entourée de légendes, Oqba faisant fuir des bêtes sauvages pour établir sa capitale et recevant un songe qui lui indique l'orientation que devra avoir la mosquée. Mais le choix du site n'est pas dû au hasard. Kairouan est idéalement placée sur une route qui permet de rallier l'Orient pour faire venir des secours et permettre, si besoin, un repli. La ville peut également servir de base pour l'achèvement de la conquête du Maghreb, que les textes présentent comme effective avec la défaite de la Kahina (la « devineresse » en arabe). Dès 690, en effet, une femme, la Kahina, « reine des Aurès », a soulevé la population contre les gouverneurs arabes, mais elle est finalement vaincue vers 700.
Le choix du site de Kairouan correspond aussi à une politique plus générale des conquérants musulmans, qui choisissent de s'installer ou de fonder des villes à l'écart de la Méditerranée, comme à Damas ou au Caire. La raison est d'abord défensive : la mer est encore dominée par les Byzantins qui menacent les côtes malgré l'émergence d'une flotte musulmane. En outre, l'espace politique n'est plus polarisé sur Constantinople, de l'autre côté de la mer, mais sur Damas puis Bagdad, deux villes que l'on pouvait rejoindre par voie de terre.
Les causes sont aussi économiques. La Méditerranée a vu son activité fortement décroître, avant même les conquêtes arabes, et elle a provisoirement perdu son attractivité. Les nouvelles capitales de l'Islam sont toutes situées dans l'intérieur des terres, au carrefour des grandes voies commerciales et souvent au contact de deux milieux naturels. Kairouan répond à ce modèle : elle est à l'intersection des routes est-ouest qui mènent de l'Orient au Maghreb puis en Al-Andalus (l'Espagne musulmane) par le détroit de Gibraltar, et de l'axe nord-sud qui permet de contrôler l'Ifriqiya orientale. Elle est en outre à la jonction des espaces méditerranéens et de la steppe, dévolue à une agriculture plus extensive et à l'élevage, et ouverte sur le désert au sud.
En 705, Kairouan devient la capitale de l'Ifriqiya. La nouvelle province couvre en théorie tout le Maghreb, mais elle se voit réduite dès le milieu du VIIIe siècle à la Tripolitaine (actuelle Libye occidentale), à la Tunisie et à l'est de l'Algérie actuelle, tandis que se développent à l'ouest des pouvoirs dissidents des califes abbassides de Bagdad. Siège du gouverneur, Kairouan connaît un développement aussi bien politique qu'économique, religieux et intellectuel. La mosquée fondée par Oqba est plusieurs fois agrandie et reconstruite au cours des VIIIe et IXe siècles, alors que se développent les souks et les fondouks (des établissements pour accueillir les marchands). L'historien Mohamed Talbi estime qu'au IXe siècle la ville abritait une population de plusieurs centaines de milliers d'habitants. Elle devient le principal foyer d'islamisation de la région, autour de la figure du grand savant Sahnun (mort en 854), auteur de la Mudawwana, un code de droit malikite qui fit autorité dans tout le Maghreb.
LA NOUVELLE TUNIS
A environ 150 kilomètres de Kairouan, Tunis fait figure de ville secondaire. C'est en 699 que le gouverneur omeyyade Hassan ibn al-Numan, immédiatement après avoir détruit Carthage, a décidé de fonder, à proximité, la ville de Tunis sur un site déjà occupé depuis au moins l'époque punique. Sa fonction principale est de contrôler le nord du pays et de le défendre contre des attaques venues de la mer. C'est donc d'abord une ville destinée à abriter une garnison et une flotte sur la frontière maritime face à la Sicile byzantine.
Le choix du site est révélateur de l'importance de ces impératifs de défense : un lac sépare et protège la ville de la mer, avec laquelle il communique par un canal creusé par Hassan ibn al-Numan, qui fonde aussi un arsenal, grâce, dit-on, à 1 000 coptes transportés depuis l'Égypte. Tunis devient, avec Sousse, l'avant-port de Kairouan, un des points de départ des razzias contre les chrétiens. Les deux villes se complètent donc, sur le plan militaire, mais aussi politique et économique : Tunis est proche des grandes plaines céréalières du Nord et Kairouan au coeur de régions plus sèches dominées par la culture de l'olivier et l'élevage, et ouverte vers l'Orient par les routes terrestres et maritimes.
Tunis se développe progressivement, et le géographe Al-Yaqubi, qui visite la région entre 876 et 889, évoque une grande ville, munie d'une enceinte de brique et d'argile, sauf du côté de la mer où la muraille était en pierre. Il la décrit aussi comme turbulente et volontiers frondeuse. Plusieurs révoltes au sein de l'armée l'opposent en effet à Kairouan, dès le milieu du VIIIe siècle, et surtout au IXe siècle lorsque les Aghlabides (800-909) gouvernent l'Ifriqiya au nom des califes abbassides de Bagdad. Selon le géographe andalou Al-Bakri (XIe siècle), « Tunis s'est toujours distinguée par la fréquence de ses révoltes contre les souverains de l'Ifriqiya et par sa promptitude à résister aux ordres de ses gouverneurs ; plus de vingt fois elle s'est mise en insurrection ».
A chaque fois, les oppositions sont durement réprimées, comme en 894 quand l'émir Ibrahim II, après avoir repris la ville par les armes, la livre au pillage et aux destructions, faisant 1 200 prisonniers parmi les notables. Des charrettes entières de cadavres défilent jusqu'à Kairouan. Sous les Fatimides encore, qui fondent à Kairouan un califat chiite (909), avant de déplacer leur siège en Égypte (971), Tunis est un des foyers de l'opposition aux califes, notamment à travers le discours et l'action du juriste et dévot sunnite Mahrez ibn Khalaf (mort en 1022). Celui-ci devient par la suite le saint patron de la ville, sous le nom de Sidi Mahrez. Son mausolée, près de Bab Souika, continue aujourd'hui d'attirer les croyants.
Mais c'est aussi sous les Aghlabides que Tunis connaît un essor important. La mosquée Zitouna (de l'Olivier) est reconstruite en 864 pour remplacer et agrandir celle du début du VIIIe siècle. Elle comporte 15 nefs de 6 travées et 184 colonnes surmontées de chapiteaux qui proviennent pour l'essentiel des ruines de Carthage. Commence alors à émerger un milieu savant, de juristes notamment, mais dans la dépendance intellectuelle et spirituelle de Kairouan.
Le quartier du port, en particulier, autour de la porte de la Mer (Bab al-Bahr) et à proximité de l'arsenal, s'agrandit. On y embarque pour rejoindre l'Espagne en suivant la côte. Désormais la Méditerranée est dominée par les flottes musulmanes et un commerce à grande échelle au sein de l'Islam se développe. Tunis profite de sa position sur les grandes routes maritimes. Située face à la Sicile, conquise par les Aghlabides à partir de 827, elle est aussi à la jonction entre les deux bassins de la Méditerranée et constitue une étape essentielle pour rejoindre l'Égypte et la Syrie. Les littoraux ne sont plus fuis par le pouvoir, qui y trouve des villes dynamisées par la prospérité des échanges en Méditerranée, alors que la menace chrétienne a disparu. Au contraire, les razzias menées depuis ces ports permettent aux souverains d'accomplir le djihad et d'en retirer une forte légitimité en même temps que des richesses. Tous les ports de la façade méditerranéenne du Maghreb connaissent un grand développement urbain.
SOUS LES ALMOHADES
Progressivement donc on assiste à un rééquilibrage du rapport, jusque-là très inégal, entre Kairouan et Tunis. Déjà l'émir aghlabide Ibrahim II, après avoir réduit la révolte de Tunis, la choisit comme capitale. La prise du pouvoir par les Fatimides en 909 se traduit par ailleurs par l'abandon provisoire de Kairouan pour une nouvelle capitale fondée sur le littoral, Mahdia. Cette croissance se poursuit sous les Fatimides puis après 971 sous leurs lieutenants zirides, sous le règne desquels la Zitouna est agrandie avec l'ajout d'une galerie, d'une coupole et de portiques sur les trois côtés de la cour. Mais jusqu'au XIe siècle encore, Tunis n'est que la deuxième ville de la région, derrière Kairouan. Elle n'abrite par exemple que 15 hammams là où Kairouan en compte 48.
L'événement décisif qui marque la ruine politique de Kairouan intervient au milieu du XIe siècle avec la migration de tribus bédouines arabes : les Hilaliens, qu'Ibn Khaldun a comparés à « une nuée de sauterelles », s'abattent sur le Maghreb, écrasent les armées zirides, provoquant la dislocation du pouvoir et affectant l'économie. Kairouan, qui avait déjà souffert de nombreuses révoltes et de terribles répressions, est mise à sac. Les Zirides se réfugient alors à Mahdia, imités par une partie de la population de Kairouan.
Nombreux sont ceux qui s'installent à Tunis, qui recueille aussi des habitants des campagnes venus se réfugier à l'abri des remparts de la ville. Dans ce paysage politique morcelé émergent des pouvoirs locaux, plus ou moins reconnus par les Hilaliens. C'est alors que Tunis connaît sa première dynastie indépendante, qui la gouverne pendant un siècle, de 1059 à 1159. La famille des Banu Khurasan (ou Khurasanides) règne en s'appuyant sur un conseil de cheikhs qui représente sans doute l'élite savante et marchande de la ville. C'est de cette époque que date la description d'Al-Bakri qui évoque les nombreux souks vendant des marchandises « dont l'aspect remplit le spectateur d'admiration », ainsi que de nombreux fondouks pour accueillir les voyageurs et commerçants. Il s'émerveille devant la richesse de ses habitants, dont les maisons possèdent des portes encadrées de marbre blanc provenant sans doute des ruines de Carthage, devant les fruits excellents qu'on y trouve et les poissons pêchés au large, enfin devant la vitalité de son milieu savant.
Tunis profite alors de l'essor des échanges en Méditerranée entre marchands latins et musulmans. Les Amalfitains et les Vénitiens avaient montré la voie et sont suivis par les Pisans et les Génois. Les céramiques importées à Pise depuis la région de Kairouan sont remplacées par celles de Tunis, signe de l'inversion durable des équilibres, au moins économiques, entre les deux villes. Preuve de cette puissance politique et peut-être aussi militaire, lorsque le roi normand de Sicile Roger II se lance dans une politique de conquête des ports d'Ifriqiya, Tunis est épargnée, alors que Mahdia est occupée jusqu'en 1159. A cette date le calife almohade Abd al-Mumin achève sa conquête du Maghreb, qu'il réunifie dans un vaste ensemble impérial comprenant aussi Al-Andalus. Tunis est choisie comme capitale de la province du Maghreb oriental. Ce retour du siège du pouvoir dans la région qu'il occupait dans l'Antiquité, à proximité des ruines de Carthage, marque la fin d'une époque, celle de l'éclat de Kairouan, qui ne garde plus guère que son prestige religieux et savant.